17

 

Cinq mois plus tard, l’armée revint chargée d’un beau butin en provenance des riches terres du delta, et Touthmôsis, fort satisfait de lui-même, réunit l’Assemblée pour la distribution des récompenses. Il exigea la présence de ses femmes, et Hatchepsout exigea en retour que son trône fût placé à côté de celui de son époux ; Aset prit place sur un tabouret en or aux pieds du pharaon, s’appuyant contre lui avec effronterie. Elle arborait des vêtements aux couleurs chatoyantes qu’elle affectionnait particulièrement. Moutnefert, présente elle aussi, était tout sourire.

Depuis la mort de son royal époux, elle avait complètement abandonné toute tentative pour modérer son appétit et elle était devenue ronde comme une tour. Chacun remarqua que la mère du pharaon et sa nouvelle épouse partageaient une commune prédilection pour les bijoux et les couleurs bigarrées. En dépit de l’affection évidente que le pharaon manifestait envers Aset, des sourires qu’il lui adressait et du fait qu’il lui tapota la tête à plusieurs reprises de sa main grassouillette, la royale supériorité d’Hatchepsout n’échappa à aucun des courtisans et des généraux réunis. Vêtue de lin blanc tissé d’argent, elle demeurait immobile tout en examinant les trésors qu’on lui remettait.

Après la fin de la cérémonie, Moutnefert et Aset se mirent à gazouiller comme deux moineaux au petit matin. Touthmôsis s’inclina vers elles, mais c’est Hatchepsout qu’il escorta jusqu’à la salle du festin et il l’aida gracieusement à s’installer sur ses coussins comme si elle était aussi fragile que le cristal le plus délicat, avant de lui présenter lui-même une coupe de vin. Le corps ferme et mince d’Aset lui avait manqué durant ces mois d’absence, mais Hatchepsout avait hanté ses rêves et c’est sa voix qu’il entendait à l’aube, à son réveil, mêlée au rude son des cors.

Aset accoucha la première, triomphante, avec force gémissements. Penché sur l’enfant vagissant, Touthmôsis applaudit.

— C’est un garçon, par Amon ! Et un garçon vigoureux en plus ! Entendez-le brailler.

Il le prit vivement dans ses bras malhabiles et l’enfant hurla de plus belle, agitant d’un air combatif sa petite figure toute rouge.

— Remets-le à sa nourrice, dit Aset.

Touthmôsis tendit l’enfant à la femme silencieuse qui l’emporta, criant encore. Il s’installa sur le bord de la couche d’Aset et lui prit les deux mains. Elle lui sourit, les yeux creusés d’épuisement.

— Tu es heureux d’avoir un fils, puissant Horus ?

— Très, tu as fait du bon travail, Aset. As-tu envie de quelque chose ? Quelque chose qui te rendrait la vie plus confortable ?

Aset baissa les yeux et retira ses mains.

— Savoir que tu me portes un amour indéfectible, tel est ce que je désire. Je n’ai d’autre confort que de me sentir sous ta protection.

Touthmôsis, heureux et flatté, l’attira contre lui et elle posa l’épaisse masse de sa chevelure noire contre son épaule, confiante et fragile comme un chaton.

— L’Égypte entière te bénit en ce jour, lui dit-il. Ton fils sera un prince puissant.

— Peut-être même un pharaon ?

Il y avait une intonation étouffée dans sa voix et soudain la joie de cette première naissance s’estompa et il se sentit un peu las et légèrement triste.

— Peut-être, répondit-il, mais tu sais aussi bien que moi que son accession à la couronne dépendra pour beaucoup de l’enfant qui naîtra de la reine.

— Mais tu es le pharaon tout-puissant, et si tu veux que mon fils te succède, il te suffira de l’ordonner et ton peuple te suivra.

— Les choses ne sont pas si simples et tu le sais fort bien, la réprimanda-t-il gentiment. N’en demande pas trop, Aset.

Elle rougit car elle découvrait un trait de son caractère qu’elle ne lui connaissait pas. Elle n’avait jamais connu ces crises d’entêtement qu’Hatchepsout provoquait si souvent en lui. Elle ne revint plus sur ce sujet, mais sa détermination n’en fut pas moins renforcée et elle se jura que ce qu’elle ne pouvait accomplir directement, elle l’obtiendrait à force de douceur et de persuasion. Derrière la porte, dans la chambre d’enfant, son fils laissa échapper un dernier petit vagissement puis se tut. De mauvaise humeur, elle se détourna de Touthmôsis et s’installa sur le lit pour s’endormir. Son fils serait pharaon, un point c’est tout.

Touthmôsis consulta soigneusement les astrologues et les prêtres sur le nom à donner à son fils et, unanimement, ils lui répondirent qu’il était destiné à s’appeler Touthmôsis. Telle était bien la réponse qu’il escomptait. Il alla annoncer la nouvelle à Hatchepsout, heureux et fier comme un jeune coq. Elle était en train de se préparer, après sa sieste quotidienne, les paupières encore lourdes de sommeil. Elle le pria d’entrer.

— Je ne vous ai pas encore présenté mes compliments pour la naissance de votre fils, dit-elle, et je vous en fais mes excuses, Touthmôsis, mais je suis fort occupée depuis deux jours. Il semble qu’il y ait quelques problèmes pour la collecte des divers impôts que vous avez ordonnée. Hanébou et mes percepteurs se sont livrés à de véritables marchandages de bonnes femmes. Mais comment va l’enfant ?

Touthmôsis avança un siège et s’assit en la regardant peigner ses lourdes tresses.

— Il est très fort et très vigoureux et il ressemble extrêmement à notre père. C’est un vrai Touthmôside.

Les lèvres pincées, elle lui répondit :

— Il faudra que vous me le présentiez, pour que je juge par moi-même dans quelle mesure c’est un authentique Osiris-Touthmôsis, ou si la vanité paternelle vous égare.

— Hatchepsout ! protesta-t-il d’une voix offensée. Même les serviteurs s’extasient devant une telle ressemblance. Aset aussi s’en réjouit.

Il venait de prononcer des mots maladroits et Hatchepsout fit un pas en arrière :

— Je ne doute pas qu’elle s’en réjouisse. Quel bonheur pour elle que votre fils porte l’empreinte de sa royale ascendance et non les marques dégradantes de la misérable extraction de sa mère.

Il ouvrit la bouche, l’air outragé. Elle alla verser du vin et lui tendit une coupe avant d’aller s’asseoir à nouveau devant sa table de toilette.

— Et quel sera son nom ? demanda-t-elle.

Sa colère quelque peu apaisée, il répondit :

— Les prêtres ordonnent de l’appeler Touthmôsis, car ce nom lui apportera pouvoir et bénédictions. Aset…

— Je sais, coupa-t-elle avec impatience. Aset est ravie.

— Non, dit-il, Aset n’est pas contente, elle voulait l’appeler Sékhénenré.

Hatchepsout éclata de rire, s’étrangla et toussa en avalant le vin. Lorsqu’elle put parler, elle remarqua que Touthmôsis était souriant, gagné malgré lui par son hilarité.

— Oh ! Touthmôsis, imaginez un peu, Sékhénenré ! Aset voit-elle son fils frappant l’ennemi, comme un héros dans la bataille, un soldat de légende ? Le nom du grand, du vaillant Sékhénenré, mon ancêtre divin, est sans aucun doute un nom puissant, mais cette pauvre Aset réalise-t-elle que ce nom n’est pas sans tache, et que le bon Sékhénenré a péri dans les souffrances, vaincu par Hyksôs. Je ne le pense pas.

— Peut-être pas, mais c’est néanmoins un nom sacré.

— Vous avez raison, finit-elle par convenir, mais Touthmôsis est un nom plus convenable pour le fils du vivant pharaon.

Elle avait envie de lui poser des questions sur les rêves qu’il caressait à l’égard de son enfant, sur les espoirs et les craintes que tout père nourrit, mais ils étaient trop éloignés l’un de l’autre pour échanger des confidences. Sans avoir besoin de le questionner, elle savait tout de l’ambition et de la vanité d’Aset en ce qui concernait l’avenir de son petit garçon.

Et c’est plus que de l’ambition à présent, se disait-elle, en songeant avec anxiété aux années à venir. Touthmôsis, était-ce là le nom doux et bienveillant de son frère ? Ou bien celui d’un roi puissant ? Mais pourquoi ruminer cela, se demandait-elle, alors que son enfant à elle n’avait pas vu la lumière de Râ ?

— Accompagne-moi dans le marais ce soir, dit-il soudain. Je veux aller chasser le gibier d’eau. Ce sera une petite randonnée tranquille jusqu’à Louxor et retour. Tu pourrais venir savourer la brise sur la rivière.

— C’est entendu, je viendrai, acquiesça-t-elle. Je ne me suis pas beaucoup reposée aujourd’hui, et mon dos ne cesse de me faire souffrir. Je me réjouis pour toi et pour l’Égypte, Touthmôsis, dit-elle en se rapprochant de lui. En dépit de tout ce que je viens de dire, je reconnais que ce n’est pas une mince affaire que d’engendrer un fils de roi.

Elle l’embrassa tendrement sur les lèvres et ils marchèrent lentement en se tenant par le bras à travers le jardin jusqu’à l’embarcation où ils s’assirent un moment sur une pierre tiède, regardant leur esquif glisser lentement jusqu’au mouillage. Puis ils montèrent à bord et, assis à l’avant, ils virent une grue prendre son envol, tandis que l’embarcation s’éloignait dans la lumière rasante du couchant.

 

Trois semaines plus tard, de bon matin, les nobles et les dignitaires de Thèbes furent convoqués dans la Salle des Audiences de la reine. Encore à moitié endormis, ils y trouvèrent le pharaon qui les attendait en proie à la plus grande agitation.

— Sa Majesté a commencé d’accoucher, annonça-t-il. En tant que princes d’Égypte vous possédez le privilège de vous trouver présents avec moi dans la chambre.

Il passa dans la pièce voisine où filtrait une douce lumière dorée. Les hommes le suivirent, sauf Senmout qui montra peu d’empressement et se serait plutôt glissé dans l’ombre si Hapousenb ne l’avait entraîné par le bras.

— Où allez-vous, serviteur d’Amon ?

— Je sors, Vizir, je rentre chez moi attendre la nouvelle. Croyez-vous que j’ai le droit d’entrer ici ?

Hapousenb lui dit d’un air affable :

— Je pense même que vous en avez l’obligation. Premièrement vous êtes Erpa-ha et de plus, prince héritier de l’Égypte. Vous vous devez d’assister à l’événement et d’apposer votre sceau à côté des autres pour témoigner de cette naissance.

— Vous ne me ferez pas changer d’avis, dit Senmout d’un ton sec. Avant que la reine ne me confère mes titres, j’étais simple paysan et fils de paysan et j’ai gardé l’entêtement de ma race.

— Quand cesserez-vous d’insulter la fille du dieu, la reine immortelle, en la considérant comme une simple et faible femme ? Croyez-vous qu’elle s’apercevra seulement de votre présence ou qu’elle proférera un simple mot ou un cri ? Pensez-vous qu’une reine enfante dans les gémissements comme une femme du harem ? Détrompez-vous ! Vous vous êtes élevé dans les honneurs. Mais en ce moment vous êtes en proie à la folie et à l’orgueil.

— Arrêtez, répondit Senmout. Je ne suis pas un petit garçon sans expérience, un savant obtus. Je n’ai nul besoin de vos leçons car je sais mieux que vous ce qui se passe dans mon esprit. Soyez indulgent, Hapousenb. Chaque jour m’apporte un fardeau nouveau à porter, lourd comme un sac de grains, et je finirai ma route marchant la tête haute ou rampant comme un aveugle. Je suis prince, oui, et même autant que vous, mais je suis aussi une bête de somme.

— Vous parlez à quelqu’un qui s’est débattu avec les contraintes du pouvoir bien avant que vous n’abandonniez vos balais et vos brosses au service du temple, lui rappela doucement Hapousenb. Pourquoi luttons-nous, Senmout, jour après jour ? Par désir de nous occuper ? Non, mon ami, parce que nous savons qui représente le salut de l’Égypte. Venez avec moi. Il s’agit d’une circonstance extraordinaire.

Senmout entra, se laissant guider par Hapousenb à travers l’assistance rassemblée dans la chambre parfumée d’encens. Mais tandis que son compagnon prenait place au chevet de la couche comme son rang le lui permettait, Senmout s’assit au pied du lit, sur le sol, d’où il ne pouvait rien voir.

Hatchepsout reposait, les yeux clos et les mains abandonnées sur la couverture de fine toile blanche. Si ses doigts ne s’étaient agités et si sa tête n’avait tressauté de temps à autre, on aurait pu la croire endormie. Le travail avait commencé la veille, et elle était épuisée. Le médecin lui avait administré un calmant. Ses rêves étaient entrecoupés de moments de lucidité pendant lesquels elle ouvrait les yeux et contemplait le visage de Touthmôsis penché sur elle. Elle reprit enfin conscience et entendit le signal de la sage-femme.

— La naissance est imminente.

Un spasme la saisit, elle serra les lèvres et fit rouler sa tête dans un suprême effort pour ne pas crier.

Lorsque la douleur la quitta, le médecin se pencha sur elle, la bouche contre son oreille :

— L’enfant vient, Majesté. Je ne puis vous administrer de nouveaux calmants.

Elle acquiesça faiblement et se détourna, rassemblant toutes ses forces alors qu’une nouvelle vague de douleur l’envahissait. Sur son front perlaient des gouttes de sueur, mais elle ne poussa que de petits gémissements soudain couverts par le cri de la sage-femme.

— C’est une fille, nobles de l’Égypte. C’est une fille.

Les hommes se penchèrent pour tenter d’apercevoir la princesse qui laissait échapper de petits vagissements. Senmout vit Hatchepsout se dresser sur le coude, les yeux agrandis par les calmants, le visage pâle et un peu émacié.

— Relevez-moi, commanda-t-elle, et le médecin la redressa avec douceur. (Elle tendit les bras pour bercer son enfant. Touthmôsis s’agenouilla et elle lui adressa un sourire embrumé.) C’est une fille, Touthmôsis, une belle et délicate fille d’Amon. Regarde comme ses doigts minuscules entourent les miens.

— Elle est délicate et jolie comme toi, Hatchepsout, dit-il en souriant. Un bouton de la fleur d’Égypte.

Il l’embrassa sur les joues, se releva et s’adressa au groupe des hommes assemblés :

— Les documents sont prêts à recevoir les sceaux. Anen, le scribe, vous assistera à la sortie.

Ils se dirigèrent à la file vers la porte en chuchotant.

— Sa Majesté a accouché sans trop de peine, qu’Amon en soit loué, dit Ousermon à voix basse à Hapousenb et les autres acquiescèrent.

— Elle témoigne d’une grande force, et l’Égypte va sentir de nouveau avant longtemps le poids de sa puissance, répliqua Hapousenb.

Senmout allait franchir le seuil lorsqu’il entendit une voix qui venait de la couche. Elle l’appelait. Il revint sur ses pas, en saluant Pen-Nekheb qui se trouvait aussi présent et ils attendirent tous deux qu’elle eût dégagé les doigts minuscules agrippés à sa robe de chambre. Elle tendit l’enfant :

— Prenez ma fille, Senmout. (Comme il hésitait, elle le brusqua.) Prenez-la donc. Je la mets sous votre responsabilité. À partir de ce jour, vous êtes responsable de sa santé et de sa sécurité, et je suis certaine que vous veillerez à ce qu’elle ne soit ni trop gâtée ni trop sévèrement élevée. Vous serez responsable de la chambre d’enfant et de la nourrice ici présente.

Il prit le minuscule paquet avec précaution et une douceur infinie, en regardant ce petit visage si semblable à celui qu’il aimait. Ils échangèrent un regard et Hatchepsout se rallongea en soupirant :

— Je voulais m’assurer qu’elle est placée en de bonnes mains, lui dit-elle. Tant de choses se passent dans un si vaste palais, et comment tout savoir ? En ce qui vous concerne, Pen-Nekheb, je compte sur vous pour son éducation. Je souhaite qu’elle apprenne librement, comme moi, tout ce qu’on peut apprendre dans une salle de classe et sur un terrain d’entraînement. Je veux qu’aucune porte de la connaissance ne lui soit fermée. Elle aura besoin de votre sagesse et de votre expérience.

Elle ferma les yeux et ils crurent qu’elle s’endormait déjà. Mais elle les rouvrit pour congédier les deux hommes.

Pen-Nekheb rentra se coucher, mais Senmout se rendit à la chambre d’enfant où il déposa lui-même le bébé dans le berceau doré, remonta les couvertures et s’assura qu’un soldat de l’escorte de Sa Majesté se trouvait bien en faction devant la porte et un autre dans le jardin sous l’ouverture haute et étroite. Il partit à la recherche de Néhési et quand il l’eut trouvé, il lui demanda qu’un plus grand nombre de sentinelles soit affecté à la garde de l’enfant.

Une fois assuré d’avoir pris toutes les mesures nécessaires, il se dirigea vers son petit palais. Tout était calme. Ta-kha’et lui avait dit qu’elle attendrait les nouvelles, mais il la trouva assoupie sur le tapis, son chat auprès d’elle, et il se coucha sans la réveiller.

 

Les célébrations au temple se poursuivirent pendant plusieurs jours en présence du pharaon et de toute la cour. Senmout passait le plus clair de son temps dans la chambre de l’enfant, veillant heure après heure au bon déroulement des soins apportés à la petite princesse. La nourrice semblait fort riche en lait, et toutes les servantes étaient des femmes d’un certain âge, choisies dans le harem pour avoir passé plusieurs années à s’occuper de leurs propres enfants. Senmout les réunit pour leur donner des consignes sévères. Il les quittait à contrecœur pour aller inspecter les nouveaux enclos pour le troupeau d’Amon et pour parler à Bénya de l’évolution des travaux du temple dans la vallée.

Hatchepsout attendait avec impatience et anxiété de connaître le nom qui serait donné à son enfant. Elle se levait déjà, abandonnant sa couche au profit de sa petite chaise de chevet, mais elle se sentait encore faible. Le second grand prêtre d’Amon se fit un jour annoncer. Impatiente, elle ordonna qu’on le laisse entrer et, sans perdre de temps en menus propos, elle demanda sur un ton cassant :

— Alors, dites-moi le nom qui lui sera donné.

— La décision a été longue et difficile à prendre, répondit-il en souriant, car le nom d’une princesse royale doit posséder un grand pouvoir et lui offrir une totale protection.

— Oui, oui, bien entendu.

— Le nom qu’elle portera sera Néféroura, Majesté.

Les mots restaient en suspens. La chambre fut soudain comme balayée par un vent froid et le visage d’Hatchepsout perdit ses couleurs. Nofret frissonna et se retourna vivement pour jeter un regard vers la statue d’or du dieu. Mais le prêtre sembla ne rien remarquer. Hatchepsout lui fit signe d’approcher :

— Veuillez répéter ce nom, Ypouyemré. Je crains de n’avoir pas très bien entendu.

— Néféroura, Majesté. Néféroura.

Elle insista :

— C’est impossible. Ce nom est certes un nom empreint de puissance, mais d’une puissance néfaste. Vous vous êtes trompés.

Ypouyemré se sentit offensé, mais ne le montra pas.

— Il n’y a pas eu d’erreur, Majesté. Les signes ont été interprétés à plusieurs reprises. C’est bien Néféroura.

— C’est bien Néféroura, répéta-t-elle tristement. Parfait, Amon a parlé et l’enfant portera ce nom. Vous pouvez vous retirer.

Il se dirigea vers la porte en saluant, le garde lui ouvrit et il sortit.

Hatchepsout resta assise, les yeux perdus dans le vague, en répétant sans cesse le nom.

— Envoie Doua-énéneh auprès du pharaon, dit-elle enfin à Nofret, afin de lui apprendre le nom. Je ne peux pas y aller moi-même. Je pense que je vais rester allongée toute la journée. Néféroura, répéta-t-elle lentement, mauvais présage pour ma jolie petite fille. Je devrais faire venir un sorcier pour l’interroger sur son avenir.

Mais elle savait que des procédés de ce genre étaient étrangers à sa nature et qu’elle ne ferait jamais appel aux prêtres de Seth.

Touthmôsis renvoya Doua-énéneh porteur de l’accord officiel pour le choix du nom, mais il s’abstint de se présenter en personne. Hatchepsout le savait en compagnie d’Aset dans la chambre du petit Touthmôsis. Elle se coucha sur le côté, la tête reposant sur son bras, et se mit à penser, à sa sœur Néférou-khébit et au petit faon, morts l’un et l’autre depuis longtemps.

Dès lors, elle refusa de se lever à nouveau. Senmout lui apportait l’enfant chaque jour, elle jouait avec elle, lui souriait, mais ne quittait pas sa couche. Une terrible lassitude l’avait envahie, une apathie dangereuse qui l’incitait à se cantonner dans la sécurité de sa chambre. À la Salle des Audiences et au conseil, Hapousenb, Inéni et Ahmose, le père d’Ouser-Amon, se débattaient désespérément pour venir à bout d’une montagne toujours grandissante de travail. Pendant ce temps, Touthmôsis et Aset s’adonnaient à la chasse, aux parties de bateau ou aux festins au milieu des éclats de rire et des allées et venues d’esclaves. Senmout tenta d’intéresser Hatchepsout à la grande machine du gouvernement égyptien sur le point de s’arrêter puisque sa main n’était plus là pour la guider, mais elle lui répondit, irritée, d’aller vaquer à ses occupations, lui rappelant qu’on ne nommait pas les ministres pour ne rien faire.

En dernier recours, Senmout s’était alors tourné vers le pharaon, encore qu’à contrecœur. Mais il avait choisi un très mauvais moment : Touthmôsis s’apprêtait à partir pour une petite excursion le long du fleuve, en compagnie d’Aset et du petit Touthmôsis, afin d’aller à Memphis rendre hommage à Sekhmet, et Senmout dut lui parler sur l’embarcadère envahi de badauds devant la barque royale sur le point d’appareiller, tous ses drapeaux au vent.

Touthmôsis l’avait repoussé d’un geste :

— Je verrai cela à mon retour, lui avait-il crié sur un ton sec en regardant Aset qui lui faisait signe depuis le pont.

Senmout s’était retiré, impuissant et furieux, et, lorsque Touthmôsis rentra, rien ne changea et les festins reprirent.

Néhési prit finalement la décision d’aller trouver Hatchepsout. Un soir où l’atmosphère était suffocante, il fit irruption dans sa chambre, sans se faire annoncer. Il la trouva assise sur sa couche, pratiquement nue, une coupe de vin vide à son chevet. Il s’inclina devant elle :

— Majesté, il est temps de vous lever, dit-il sur un ton péremptoire. Les jours passent et l’Égypte a besoin de vous.

Elle le regarda, les yeux cernés :

— Comment êtes-vous entré, Néhési ?

— J’ai donné ordre à mes soldats de me laisser passer, naturellement.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Personnellement je ne veux rien, dit-il, en se penchant vers elle avec un geste suppliant, mais votre pays en larmes vous réclame, une fois de plus, Majesté. Pourquoi rester au lit comme un enfant malade ? Où est le commandant des Braves du Roi ? Je ne voudrais pas, à présent, combattre sous vos ordres, même si des milliers de Kouchites se pressaient à nos portes.

— Trahison, cria-t-elle, retrouvant soudain toute son âpreté. Pour qui vous prenez-vous, noir Néhési, pour dire des mots de traître en présence de votre reine ?

— Je suis le Porteur du Sceau royal et ne porte à ma ceinture qu’une pièce de métal sans valeur, et cela devient fatigant. Je suis votre général et je commande à des soldats qui deviennent gras, agités et indisciplinés. Pourquoi ne vous levez-vous pas ?

Elle considéra les deux bras noirs et massifs qui s’ouvraient en un geste d’appel, la conviant à se lever, et elle eut un mouvement d’humeur :

— La tête me brûle, dit-elle, et chaque jour je me sens oppressée. Depuis le jour où le prêtre m’a annoncé le nom que porterait ma fille, je me sens affaiblie, minée, comme si ce nom épuisait toutes mes forces. J’y pense sans cesse, Néhési. Cela devient une hantise.

— Mais ce n’est qu’un mot, lui répondit-il. Certes, ce nom possède un grand pouvoir, mais l’homme ou la femme qui le porte peut librement l’orienter vers le bon ou le mauvais.

— Néférou-khébit est morte, répondit-elle à voix basse. Est-ce seulement par accident que ce nom apparaît une nouvelle fois dans ma vie ?

— Non, cria-t-il. Ce n’est pas un accident, c’est un nom favorable, un nom royal, un nom aimé d’Amon. Donnerait-il à la fille de sa fille un nom susceptible de lui nuire ? Votre sœur est-elle morte à cause d’un nom ? Et vous porterait-elle la malédiction à vous qui l’avez tant aimée et qui avez tout partagé avec elle ? Majesté, vous vous déshonorez vous-même et vous déshonorez votre sœur et votre père Amon.

Il n’attendit pas qu’elle lui donnât congé et sortit en lui jetant un regard méprisant et en donnant un ordre au garde de sa voix sèche. Après son départ, elle resta allongée, le cœur battant. Ces paroles l’avaient touchée et elle se demandait, soudain prise de panique, ce qu’elle faisait dans cette douce obscurité, alors que dehors brillait la lumière de Râ et que la verdure sortait de terre. Cependant, elle ne bougea pas.

 

Un matin, alors qu’Aset se sentait fatiguée et s’irritait d’un mal de gorge, Touthmôsis alla voir sa fille. Elle était endormie. Elle semblait d’ailleurs dormir toujours, tandis que le petit Touthmôsis gigotait, souriait et s’empêtrait dans ses langes. Il lui jeta un regard perplexe et une ride d’inquiétude vint creuser son front serein. Puis il se rendit dans la chambre d’Hatchepsout et s’assit auprès d’elle :

— Comment vous sentez-vous aujourd’hui ? lui demanda-t-il.

— Très bien. Et pour vous, Touthmôsis, comment vont les affaires du gouvernement ?

— Je n’en sais rien. Je laisse ce soin aux ministres. Ne sont-ils pas là pour ça ?

Ces propos ressemblaient tant à ceux qu’elle avait tenus à Senmout qu’elle en fut stupéfaite.

— Voulez-vous dire que vous ne prenez pas chaque jour connaissance des dépêches ?

— Non, je n’ai jamais été très porté sur la lecture, et l’écriture monotone des scribes m’ennuie. Mais, par contre, j’ai fait très bonne chasse.

Elle contemplait son expression béate avec une émotion qu’elle n’avait pas éprouvée depuis longtemps. Elle aurait voulu effacer d’une gifle ce sourire imbécile et, sentant la colère monter, elle quitta sa couche et demanda sa robe à Nofret.

— Je pense que vous avez été satisfait d’agir à votre guise pendant tout ce temps. Pendant que je me reposais, n’avez-vous rien fait d’autre que de vous amuser ?

— M’amuser ! Mais il n’y a que les enfants qui s’amusent !

— Ma chère Égypte, que t’ai-je fait ? murmura-t-elle.

Il se tourna vers elle, l’air embarrassé, pendant qu’elle enfilait sa robe.

— Hatchepsout, commença-t-il. (Mais elle commanda de la nourriture et du lait sans vouloir le regarder.) Je venais vous parler de Néféroura, continua-t-il.

Elle entendit prononcer ce nom sans frémir et se demanda pourquoi elle s’était désespérée à ce sujet. Elle retrouvait rapidement toutes ses facultés, bien qu’elle se sentît les jambes faibles. Elle pensait déjà à la pile de missives qui devait attendre son approbation dans la Salle des Audiences.

— À quel sujet ?

— Que disent les médecins ? Elle semble un peu frêle.

— Senmout l’a aussi remarqué, mais les médecins affirment qu’elle est tout simplement délicate et qu’en grandissant elle deviendra forte et pleine de santé comme un jeune taureau de votre lignée. Elle fera un bon pharaon.

Il se leva d’un bond :

— Ça, c’est moi qui en déciderai.

Nofret reparut, suivie par une nuée d’esclaves portant des plateaux garnis de nourriture. Il y avait longtemps qu’Hatchepsout n’avait pris un repas aussi copieux. Elle se cala dans ses coussins et huma l’air avec impatience.

— Du poisson ! dit-elle en fixant soudain Touthmôsis d’un air hautain. Je ne suis pas de cet avis, ajouta-t-elle. Avez-vous, en tant que pharaon, l’intention de nommer Néféroura princesse héritière ?

— Certainement pas, c’est une idée absurde.

— Votre père l’a bien fait en ce qui me concerne, et sans vous je serais pharaon à présent. Accuseriez-vous votre père d’absurdité ?

Nofret souleva le couvercle d’un plat d’argent et disposa la nourriture dans l’assiette d’Hatchepsout.

— Oui, parfaitement. Inutile de prolonger cette dispute au sujet de la succession. Je vais officiellement déclarer pour mon héritier mon fils Touthmôsis et, en temps voulu, je le marierai avec Néféroura pour légitimer cette déclaration.

— Non, vous ne le ferez pas. Vous pouvez vous livrer à toutes les déclarations que vous voulez, Touthmôsis, mais je ne laisserai pas Néféroura épouser votre fils. J’ai décidé de fonder une nouvelle dynastie, une dynastie de reines. Je changerai la loi.

— Vous ne pouvez changer la loi, répondit Touthmôsis, consterné. Le pharaon doit être de sexe mâle.

— Vous voulez dire par là que le pharaon doit posséder les attributs d’un homme ou bien qu’il doit gouverner avec l’énergie et la détermination d’un homme ? Qui est l’Égypte, Touthmôsis, vous ou moi ? Vous n’avez pas besoin de répondre. S’il vous plaît, taisez-vous, vous m’écœurez. C’est moi qui dirige l’Égypte et Néféroura sera élevée pour exercer après moi les pouvoirs du pharaon.

— C’est Touthmôsis qui sera pharaon.

— Ce ne sera pas lui.

Il se leva avec l’intention de donner un coup de pied dans la table et de faire voler tous les plats.

— Amon en est témoin, aussi vrai que je suis le pharaon de l’Égypte, il régnera ! gronda-t-il. Vous êtes complètement folle !

— Oh ! Touthmôsis, sortez, répondit-elle avec un sourire. Un dernier mot pourtant : si vous ne vous prononcez pas en faveur de Néféroura, vous ne partagerez plus jamais ma couche, j’en fais le vœu solennel.

— Chienne ! Ce ne sera pas une grande perte. Je ne veux plus jamais avoir à supporter vos agressions.

Il poussa violemment derrière lui les lourdes portes de bronze et sortit. Mais tout en courant, à demi trébuchant, le long des couloirs, la nostalgie des longues nuits passées dans ses bras le gagnait déjà, et il la maudissait en passant sous les vastes saules pleureurs de son jardin.

Une heure plus tard, les hommes réunis dans la Salle des Audiences entendirent approcher un pas rapide et décidé. Devant la porte, le garde sursauta et s’empressa de saluer en frappant le sol de sa lance. Quelques secondes plus tard, Hatchepsout surgit, la couronne en forme de cobra scintillant sur sa tête et son pagne de garçon flottant autour de ses cuisses. Tous se prosternèrent. Le poing sur la hanche, elle promena ses regards sur l’assistance.

— Relevez-vous tous. Par Amon, vous êtes submergés de paperasses. Néhési, le sceau ! Hapousenb, nous commencerons par traiter les affaires de votre ressort. Inéni, apportez-moi un siège. Je désire m’asseoir. Bande de paresseux que vous êtes, cette salle est dans un désordre inconcevable.

Ils se relevèrent en souriant. On pouvait lire de la reconnaissance et un immense soulagement sur leur visage. Elle leur sourit, comprenant ce qu’ils ressentaient.

— L’Égypte vous est revenue, dit-elle en prenant place sur son siège et tendant une main vers le premier rouleau de papyrus. Mes amis, nous allons faire de ce pays l’un des plus grands de toute l’Histoire, et nous tiendrons les rênes serrées jusqu’à ce qu’il ne reste plus la moindre opposition dans Thèbes ni dans toute l’Égypte. Le travail que nous ayons accompli jusqu’à présent n’est rien en regard de celui que nous allons fournir ensemble à partir d’aujourd’hui. Et le pharaon lui-même en sera tout étonné.

Elle chercha des yeux le visage de Senmout et, dans le regard qu’ils échangèrent, il y avait un message et un défi. Elle se pencha pour lire une missive et Anen installa son plateau de scribe, ses plumes et ses encres, sur ses jambes croisées.

— Le pharaon est sur le point de rendre publiques ses intentions concernant la succession, annonça-t-elle, et tous comprirent la raison de ce retour soudain. Il déclare… – elle fit une pause en promenant un regard perçant sur toute l’assistance – il déclare que le Faucon-dans-son-Nid sera le petit Touthmôsis. (Ils demeuraient tous silencieux.) Mais nous irons au temple pour écouter ce qu’Amon veut nous dire ; mon père ne saurait souhaiter ce choix, j’en suis sûre.

Ouser-Amon s’apprêtait à dire que les intéressés étant encore en bas âge, toute discussion à ce sujet présentait un caractère de futilité, mais Hapousenb le fustigea d’un regard foudroyant et il referma les lèvres en simulant un toussotement.

— En attendant, au travail, dit-elle. Nous devons œuvrer pour la paix et croître en force et en vaillance pour mériter les dons du dieu.

Lorsque la nouvelle année arriva, l’arriéré de travail était rattrapé et Hatchepsout put se consacrer pleinement à la consolidation du pouvoir que son père avait remis entre ses mains. Consciente de représenter, et elle seule, l’espoir de l’Égypte, elle tenait toutes choses d’une poigne énergique. Elle savait que si elle voulait que Néféroura devienne roi, elle devait combler le gouffre qui la séparait encore du trône d’Horus. Elle discuta longuement de ce problème avec Senmout et Hapousenb et ils s’accordèrent à reconnaître que du vivant de Touthmôsis et de son vivant à elle, on ne pouvait entreprendre grand-chose. Mais Hatchepsout désirait chaque jour avec une vigueur croissante voir Néféroura monter sur le trône, et elle décida de n’épargner aucun moyen pour assurer la succession de sa fille après sa mort ou celle de Touthmôsis.

Avec prévoyance et non sans astuce, elle entreprit de remplacer par des hommes à elle un grand nombre de prêtres qui occupaient au temple de très hautes fonctions. Mais elle restait impuissante à se débarrasser de Ménéna tant qu’il jouissait de l’appui de Touthmôsis, car le choix du grand prêtre relevait du seul pharaon. Aussi, Ménéna conserva-t-il son rôle de conseiller royal, laissant Hatchepsout sans autre recours que de l’entourer d’espions. Avec patience et discrétion, elle s’assura de l’allégeance de tous les vizirs, vice-rois et gouverneurs de province. Elle passa une partie considérable de son temps dans les casernes avec les soldats et dans la résidence de ses généraux, qu’elle gagna à sa cause grâce à son charme et à sa fougue. Pourtant, elle n’était pas inspirée par des motifs égoïstes. Elle voulait une Égypte forte, établie sur la souveraineté absolue d’Amon.

Elle nomma Senmout grand majordome, sachant qu’ainsi rien ne se passerait dans le palais que son regard perçant et infatigable ne détecterait. Sa fille grandissait sous sa protection attentive et elle faisait ses premiers pas, en sécurité dans ses bras bienveillants. Hatchepsout invitait souvent les jeunes aristocrates de Thèbes à une partie de chasse ou à un festin, sachant que Yamou-néfrou, Djéhouti ou Sen-néfer appartenaient à des familles presque aussi anciennes que la sienne, profondément enracinées dans les traditions de leurs ancêtres. Au début, elle se demandait comment ils se comporteraient à l’égard d’une femme qui était roi et non pas reine. Ils lui apportaient de riches présents, la couvraient d’éloges et de flatteries, mais certains regards noirs indiquaient assez dans quel mépris ils tenaient les parvenus comme Senmout, en dépit des marques de respect qu’ils lui témoignaient avec la plus grande civilité. Senmout était à présent un grand personnage, le plus grand du pays après la reine, et ils le savaient, tous.

Lorsqu’en raison de sa vigilance constante, la machine du gouvernement fonctionna sans à-coup, elle tourna son attention vers l’école des architectes qui représentait une classe à part, tenue en grande estime par les rois depuis des temps immémoriaux. Son regard attentif lui permit de découvrir un jeune homme prometteur en la personne du silencieux Pouamra. Elle lui confia des travaux à exécuter tant pour elle que pour Touthmôsis, et il s’en acquitta avec calme et promptitude. Mais elle éprouvait de la difficulté à le comprendre. On le voyait très peu au temple et il ne semblait pas avoir beaucoup d’amis. Il se rendait souvent dans le Nord, à Boubastis, pour rendre son culte à la déesse Bast. Néanmoins, il était tout dévoué à Hatchepsout, de façon discrète mais intense, et assistait de plus en plus à ses réunions intimes, le plus souvent attentif et silencieux, mais aussi capable de lancer parfois un commentaire judicieux qui clarifiait les idées, avant de se replonger dans ses pensées secrètes.

Amounophis était un autre nouveau venu dans l’entourage d’Hatchepsout qui lui avait confié les fonctions de second majordome, fonctions dont il s’acquittait avec exactitude, partageant avec Senmout la responsabilité de l’administration du palais. C’était un homme efficace, d’un physique agréable, aussi solide que ses chevaux, qu’il affectionnait. Quelle que fut l’importance de ses tâches quotidiennes, il trouvait toujours le temps d’atteler son char et de s’entraîner pendant une heure ou deux sur le parcours entre Thèbes et Louxor. Senmout se joignait à lui parfois et ils faisaient la course, soulevant des nuages de poussière, dans la lumière orangée du soleil du désert. Amounophis gagnait immanquablement car, à cette heure de la journée, Senmout était souvent très fatigué.

Hatchepsout avait besoin de s’appuyer sur des hommes de génie et de grande endurance. Son pouvoir de concentration, son sens des priorités ne l’abandonnaient jamais et ses conseillers politiques, ses messagers et ses scribes suppliaient le dieu de ne pas les laisser succomber sous le poids des lourdes taches dont elle les accablait.

Mais elle aussi travaillait durement et ne se ménageait guère. Elle finit par constater avec satisfaction un renversement subtil et progressif de la balance du pouvoir. Une à une, elle réunissait entre ses mains les rênes du gouvernement.

 

Par un chaud après-midi, Hatchepsout alla rendre une visite personnelle à l’enfant d’Aset. Elle avait d’abord pensé à se faire amener le petit garçon, puis elle décida qu’il serait aussi bon d’aller passer quelques instants dans le quartier des femmes, afin de rappeler à Aset et à ses suivantes qui commandait dans le palais.

Elle se fit accompagner de Senmout et d’Hapousenb, et se présenta dans la salle de réception d’Aset sans se faire annoncer. Aset jouait aux dames avec une de ses servantes, si concentrée sur son jeu qu’Hatchepsout put approcher et dut attendre une bonne minute avant que les deux femmes ne sentent sa présence. Aset sursauta et renversa le damier, envoyant valser les pions sur le sol.

Hatchepsout considéra la pièce, vaste et ensoleillée, où de toute évidence on vivait fort peu, car elle savait Touthmôsis et Aset inséparables. Le lit, les sièges, les statues, les autels, tout était en or. On devinait partout la générosité du pharaon. Hatchepsout se promit, en son for intérieur, de demander à Inéni, son trésorier, d’évaluer le montant des richesses prodiguées par Touthmôsis en faveur d’Aset. Elle regarda la femme prosternée dont la chevelure brune était répandue sur le sol.

— Relevez-vous, Aset, dit-elle enfin. Je suis venue pour voir votre petit garçon.

Aset se leva, un sourire sournois sur les lèvres, ce qui incita Hatchepsout à effacer le sien. Elle n’avait pas vu la danseuse depuis fort longtemps, et s’était préparée à faire un effort pour lui faire bonne figure. Mais, cette fois encore, elle se heurta aux airs d’arrogante supériorité d’une parvenue nourrie de rêves ambitieux.

— Envoyez votre nourrice chercher l’enfant, dit-elle sur un ton sec. Nous avons le désir de nous faire une opinion à son sujet. Le pharaon persiste à affirmer qu’il ressemble à mon père.

— C’est la vérité, répondit Aset avec empressement en donnant ordre d’un geste à sa servante.

La femme s’empressa de sortir et Hatchepsout retint une réplique tout prête tout en se demandant comment Aset pouvait juger d’une telle ressemblance, du fait qu’elle n’avait probablement jamais vu Touthmôsis Ier. Elle ne pouvait imaginer son père entretenant le moindre rapport avec cette petite effrontée qui ressemblait à un chat efflanqué et mal nourri. Elle s’étonna une fois encore de la monumentale absence de discernement de Touthmôsis. Peut-être Aset nourrissait-elle déjà de telles ambitions qu’elle lui avait jeté un sort avant sa venue à Assouan.

Tout en rêvassant, elle interrogeait Aset sur les occupations journalières du petit Touthmôsis. Comment dormait-il ? Mangeait-il bien ? Qui étaient ses camarades de jeux ? Aset répondait respectueusement mais avec brièveté, en regardant de temps à autre les deux hommes silencieux qui se tenaient de chaque côté de la reine.

La porte du fond s’ouvrit enfin et la nourrice se présenta, tenant par la main un petit garçon vigoureux et au teint sombre, encore peu solide sur ses jambes, qui néanmoins se tenait bien droit, sans crainte de tomber. En le regardant s’avancer vers elle sur le parquet brillant, Hatchepsout perdit contenance.

C’était, à n’en pas douter, un vrai Touthmôside, les épaules fières et le port altier. Les yeux ronds et noirs la questionnaient sans crainte. Son visage qui semblait taillé à l’emporte-pièce et ses jeunes dents, saillantes sous son petit nez, lui rappelaient les traits arrogants de son grand-père.

La nourrice s’approcha et s’inclina, tandis que l’enfant s’agitait, plein de hardiesse, son petit casque princier lui tombant sur les yeux. Hatchepsout s’agenouilla en invitant l’enfant à venir dans ses bras. Il trottina vers elle mais refusa de se laisser embrasser, en regardant alternativement sa mère et la visiteuse, un de ses petits doigts dans la bouche, et soudain, du coin des lèvres, il proféra un vilain mot.

— Qu’en pensez-vous, Senmout ? demanda Hatchepsout.

Senmout imaginait l’avenir, et voyait l’enfant devenu jeune homme, semblable à Touthmôsis Ier, doté d’une volonté de fer. Il fut surpris par la douceur de l’expression de la reine et par le calme de sa voix, mais il lui répondit aussitôt :

— De toute évidence, il porte la marque de son ascendance royale.

— Et vous, Hapousenb, qu’en pensez-vous ?

Hapousenb hocha la tête, dissimulant comme toujours ses pensées derrière un masque de courtoisie chaleureuse.

— Je vois en lui votre père, sans aucun doute, dit-il.

Hatchepsout fit signe à la nourrice d’emmener l’enfant et se tourna vers Aset qui souriait d’un air empreint de reconnaissance affectée.

— Je ne veux plus lui voir ce casque sur la tête, dit-elle. (Ils perçurent l’avertissement sous-entendu, en dépit de son intonation tranquille.) Mon époux l’a proclamé prince héritier, mais pour l’instant c’est un petit garçon qui doit se sentir libre, les cheveux rasés comme tous les autres enfants. Veillez à ne pas lui bourrer la tête d’idées vaines et stupides, car ce serait vous préparer tous deux à une vive déception.

Aset s’inclina, son museau de renard affichant soudain une expression maussade.

Hatchepsout se prit à sourire :

— C’est un très beau garçon, un vrai prince d’Égypte et un fils dont Touthmôsis a tout lieu d’être fier, dit-elle. Tâchez de ne pas trop le gâter. À présent, retournez à votre jeu, je ne veux pas vous déranger plus longtemps.

Hapousenb se baissa pour ramasser les pions éparpillés sur le sol et les reposa gravement sur le damier. Aset se prosterna une fois encore et les portes se refermèrent derrière les trois visiteurs. À nouveau seule, elle se rassit, les yeux dans le vide, les sourcils froncés, en se mordillant nerveusement les ongles de ses petites dents aiguës.